Correspondances 2
- dominiquemilliez
- 29 janv. 2021
- 5 min de lecture
Dernière mise à jour : 3 févr. 2021
L'écume scélérate
Ce jour là, je m'étais lancé un défi : capter l'écume d'une forte vague. L'écume seulement. Je choisis un spot familier : l'un des deux phares du port de Fécamp, lors d'un coup tabac dont La Manche a le secret. Affairé à régler mon appareil, dans un endroit bien exposé, j'entendis subitement une voix étranglée de peur me crier : "attention ! ". Relevant la tête, je vis alors fondre sur moi une vague scélérate, pleine de fureur, de force herculéenne et aussi d'algues arrachées, de galets ronds et autres corps inertes de poissons déchiquetés. J'eus juste le temps de prendre ce cliché avant d'enfourner très rapidement dans mon ciré le précieux boitier. Une douche violente me transperça de la tête aux pieds. Téméraire, j'attendis la vague suivante et fis le deuxième cliché. Mais grelottant de froid, je décidais de retourner chez moi me changer. Une tasse de thé bien chaude me ragaillardit. Je me mis alors à travailler tranquillement, et au sec, mes clichés d'écume de mer, en post-production. En jouant des contrastes, une grosse surprise : cette violente séance de douche m'avait fait pénétrer dans l'oeuvre de Hans Hartung. L'un des peintres de l'abstraction lyrique ! Je me mis à remercier in petto, la personne qui m'avait alerté par son cri et qui m'a permis cette découverte. Au fait, comment dit-on " attention ! " en allemand ?... Oui, c'est çà : "Hartung". Etonnant, non ?



Conteneurs Mondrian
Cela reste une curiosité "architecturale" : les logements conteneurs pour étudiants constituent une évidente signature portuaire du Havre. (Rappelons au passage qu'avec 3 millions de conteneurs traités par an, en moyenne, Le Havre se hisse au 5e rang des ports Nord-européens).
Le complexe de conteneurs-logements accueille une centaine d'étudiants français et étrangers qui fréquentent écoles, universités et instituts de la ville. Loyers modestes, 24 m2 en moyenne et tous les équipements de confort nécessaires à la vie étudiante, y compris insonorisation et sécurité face aux vents, aux infiltrations d'eau et aux voleurs.
On en oublierait presque le clin d'oeil des architectes au fameux "Style" (Stilj) de Pietr Mondrian. En effet, les façades de ces murs de conteneurs reprennent les codes du néoplasticisme du peintre hollandais. Lignes droites qui se croisent en segmentant l'espace, sans aucune courbe ni diagonale.Les couleurs franches sont repoussées sur les côtés, y compris le célèbre jaune, résumé ici en une modeste plaque. Le coeur du "tableau" est laissé aux verrières translucides, symboles de l'équilibre et de la perfection. Oui, tout y est.
Mmm'oui...Un geste architectural sympa. Un peu gadget, non ?
Les étudiants apprécient l'endroit. C'est bien là le principal.

Eclairages
Variations sur un thème : Eclairages, la nuit sur le port de Fécamp. Il faut un certain temps d'observation avant que cela devienne une évidence. On découvre ici, dans ce port des anciens Terra-Neuvas, quelques accents des lumières nocturnes des tableaux de Edward Hopper. Un immigré américain. Oui, "de l'autre côté de l'eau", comme on dit ici, en Normandie, pour désigner la rive d'en face. Mais Hopper n'est pas le peintre de la lumière de l'Amérique urbaine, de l'Amérique des déclassés. Des paumés affalés au bar. Des filles de joie... comme on le définit souvent. Non. c'est le peintre de la lumière tout court. C'est toujours elle qui domine la scène. Une lumière construite en aplats de couleurs vives, intenses, mais jamais pures. Franches, oui. Vivantes et abstraites, oui. Nous sommes bien loin de l'impressionnisme. Décidément, la Haute Normandie cache son jeu. Elle parle tous les langages.


Impressions nocturnes
Retour aux fondamentaux normands : les peintres impressionnistes. Cette nuit là, les eaux du port du Havre se gondolaient sous une petite brise marine venue du Nord-Ouest. Le miroir du bassin prit alors des allures de verre cathédrale, diffractant les lumières des lampadaires, balises, phares et autres équipements d'éclairage du port. Attiré par le phénomène, je poursuivis ma chasse photographique le long des quais interminables. Elle m'amena à ce que j'attendais au fond de moi : le spectacle façon "impressions au soleil levant" de notre cher Claude Monet. Là, j'avais tout dans le viseur : de l'espace marin bien dégagé ; Une belle ambiance ; Et surtout le rai de lumière, en train de se disloquer dans l'onde mouvante. Je pris le cliché avec délectation. Je me rendis compte ensuite que je me trouvais à quelques mètres seulement de l'endroit où le génial Claude avait posé son chevalet pour peindre, au petit matin, sa célèbre toile. Mon cliché ? Un hommage d'un bien modeste photographe au Grand maître.

La vague d'Hokusai
Les vagues submersives qui déferlent lors des tempêtes de la saison hivernale comme des chevaux fous sur la côte d'Albâtre, nous amènent parfois à Katsushika Hokusai, le peintre-graveur japonais et sa célèbre vague gigantesque. On le surnommait "le Vieux fou de dessin". Les déferlantes normandes de quatre à six mètres de haut, sont violentes et, elles aussi, très graphiques.


Les Neiges dangereuses
Le quartier des Neiges est à l'écart des circuits touristiques de la ville du Havre. Appendice de la vaste zone portuaire, il a été classé "zone dangereuse" en janvier 2020 . Les Neiges sont à part, c'est vrai. La délinquance s'y est forgée, au fil des années, une solide et déplorable réputation. Drogue, prostitution, règlements de comptes sanglants...
Je suis venu ici en plein jour faire quelques clichés... sans aucun problème. J'ai découvert une zone pavillonnaire ouvrière, coincée entre les montagnes de conteneurs qui barrent certaines rues et trop souvent l'horizon. J'ai vu aussi des terrains déglingués, des cabanes en tôles ondulées avec pour tout décor, les lessives du jour étendues sur leur fil.
Difficile de photographier cette misère ? Oui. Toutefois, on sent que les résidents tiennent à conserver leur dignité. Les jardins sont entretenus. Les enfants jouent tranquillement. Chacun vaque à ses affaires. Pas de regards de travers envers l'étranger que je suis. De rares commerces, certes modestes. Et des façades parfois repeintes de couleurs vives. Avec quelques recherches graphiques pour le moins surprenantes. On y retrouve des réminiscences de peintres contemporains tel Imi Knoebel.
Ce peintre allemand est l'un des chantres du Minimalisme. Influencé par Malevich, il joue avec des assemblages de couleurs dans diverses "installations", notamment des lattes de métal. Connu pour ses engagements politiques et sociaux, il n'est, dès lors, pas anormal de retrouver ici, dans ce quartier ouvrier, l'influence de ce peintre de Düsseldorf qui lutte contre les injustices sociales et leurs effets sur les enfants.
"Cette réputation de zone dangereuse est désormais usurpée", assurent les habitants, fidèles à "leur village". "Ce n'est plus le Bronx. La police désormais vient plus régulièrement. Les choses se calment. On est moins nombreux et, désormais, tout le monde se connaît".
"Restez prudent tout de même. Le calme au Neiges n'est pas éternel ! ", me prévint un jour un chauffeur de taxi, photographe amateur lui même, à qui je racontais mes aventures. Depuis, je suis revenu plusieurs fois ici. Toujours avec plaisir. Mais l'appareil photo reste discret.


Couloir de la chimie, un réalisme pictural
Les technocrates l'ont baptisée "Porte de la Vallée de la Seine". Il s'agit de la rive droite de l'estuaire de la Seine qui abrite le premier complexe chimique en France. Se rendre dans ce territoire qui regroupe quelque 700 000 emplois industriels n'est pas un parcours de santé. Les raffineries dégorgent leurs odeurs pestilentielles et les photographes ne sont pas forcément les bienvenus. Pour autant, les architectures pétrolières ne manquent pas d'intérêt graphique. Réservoirs bedonnants, tuyauteries fumantes, escaliers raides à l'assaut d'échafaudages complexes, néons lumineux ou blafards piquetant la scène... bref, un réalisme pictural qui a intéressé quelques uns de nos peintres épris de modernité et contrastes. On pense inévitablement à Fernand Léger. Il en a même tiré une profonde réflexion sur les notions d'abstraction et de mimétisme dans la peinture. Selon lui, "la valeur réaliste d'une oeuvre est indépendante de toute qualité imitative. Le réalisme pictural conjugue trois qualités plastiques : les lignes, les formes et les couleurs". Ainsi, la figuration n'est pas nécessaire. Elle n'est qu'un prétexte à ce qui fait l'essence de sa peinture. L'essence...des sens ?



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